jeudi 22 septembre 2016

Texte de la pièce








L'auteur en pleine écriture de la pièce au bar Le Court-Circuit Lyon 7ème août 2015









Châtillon sur Chalaronne 2036 ou

« Rien n’est jamais acquis à l’homme…» (*)





Personnages

La Préfète Spéciale,   Déléguée aux Crimes de Résurgence Préhistorique (rôle lu par Elisa MATHY)

Pierre Dumoulin,     Maire de Châtillon sur Chalaronne (rôle lu par Alain CELLARD)

Bénédicte Dubreuil,    Agent d’éducation, coorganisatrice (clandestine) du Festival de Théâtre Amateur (interdit) (rôle lu par Chantal PRIMET)









     (La scène se passe dans les locaux du Commissariat du Peuple Eclairé de Châtillon sur Chalaronne, le 03 avril an 10 de l’Ere Humaine Eclairée, soit 2036 selon notre datation.)





Béné     Du grabuge ?

Pierre     Y’a plus de souris ni de toiles d’araignée ça c’est sûr. Tout emballé dans des cartons. Deux siècles et demi d’archives. Tu vois ça de là…

Béné    Ca doit en faire, des milliards d’acariens !

           (Grimaçant) FFFRRROOOUUU !

Pierre     Ca te fait rire ? Y’a vraiment pas de quoi !

Béné     Eh, M’sieur le Maire, tu vas pas te mettre à flipper ? Y vont pas nous faire un trou…

Pierre     Bon, t’arrête ton cirque, Béné, on est dans la merde. Complète, la merde !

Béné     Mais qu’est-ce-que tu veux qu’y…

Pierre    Tu sais où y sont, toute mon équipe, à l’heure qu’il est, les employés comme les élus ?

Béné     A la cafet’, vu l’heure…

Pierre     Dans la salle des mariages, assis en rangs d’ognons sur les chaises, avec interdiction d’ouvrir la bouche. Tu comprends c’que ça veut dire ?

Béné     Mais ça tient pas debout ! Y z’ont rien fait de mal, personne a rien fait de mal!

Pierre     Si, on a fait, tu le sais bien ! Toi, tu as fait, tes amis, y z’ont fait, moi, j’ai fait, toute la ville a fait et tant d’autres encore. A leurs yeux, on a tous fait et on est dans la merde. Tous !

Béné     Chiotte ! Et d’abord, pourquoi on est pas avec les autres à la Mairie, pourquoi on est au  Commissariat du Peuple Eclairé, nous ?

Pierre     Traitement de faveur, je présume. N’oublie pas que je suis « Môssieur le Maire » de Châtillon sur Chalaronne…

Béné     Evidement ! Et moi, je suis la Cantatrice Chauve… Ca impose le respect !

Pierre      Par pitié, tais-toi, Béné, tais-toi !

Béné     Ah ! Tu vas pas te prendre pour ma mère ! « Ferme là, Béné… ta bouche, Béné… Va dans ta chambre, Béné… » Toute ma jeunesse, j’ai entendu ça. Alors ça va, hein ! Ceux qui vont me la faire fermer, ma bouche, y sont pas encore nés,  j’te dis que ça, y sont pas encore nés !

Pierre     Si, y sont nés, ma vieille, y sont nés. J’en ai bien peur. Et tu vas pas tarder à les connaitre.

Béné      Pourquoi tu dis ça ?

Pierre     Parce qu’on vient tous de recevoir leur carton d’invitation. Au grand bal des enfers.

(Entrée de la Préfète Spéciale)

Préfète      Restez assis. Restez assis, j’ai dit. Dumoulin Pierre, Maire de la Communauté Humaine Eclairée de Châtillon sur Chalaronne ?

Pierre     C’est moi. Mes respects, Madame la Préfète.

Préfète      Spéciale. Madame la Préfète Spéciale. Bien. Restez assis. Bénédicte Dubreuil, agent d’éducation scolaire à l’école Avenir de Granit, Communauté Humaine Eclairée de Châtillon sur Chalaronne ?

Béné     Puisque vous l’dites…

Préfète      Changez de ton ! Vous êtes Bénédicte Dubreuil oui ou non ?  Question claire, réponse claire.

Pierre     C’est elle. C’est bien Madame Bénédicte Dubreuil.

Béné     Bon, ça va, j’suis assez grande…

Préfète     Cette personne souffre-t-elle de troubles mentaux ? Ca ne figure pas dans le dossier…

Béné     Non, mais  è’me traite de foldingue ou quoi ?

Pierre     Béné, par pitié ! Non, Madame la Préfète Spéciale, madame est parfaitement saine d’esprit…

Préfète    C’est à moi d’en juger. Bon, commençons par vous, Monsieur le Maire.

Béné     Et moi, je compte pour du beurre ?

Préfète     Silence, vous. Dumoulin Pierre, Maire de la Communauté Humaine Eclairée de Châtillon, savez-vous la raison de votre convocation devant la Préfète Spéciale Déléguée aux Crimes de Résurgence Préhistorique en ce lieu, Commissariat du Peuple Eclairé, le 03 avril, an 10 de l’Ere Humaine Eclairée, soit, pour rappel, et cela a son importance, 2036 selon l’ancienne datation préhistorique ?

Pierre     C’est un malentendu, Madame la Préfète Spéciale, avec tout le respect que je vous dois…

Préfète     Un malentendu, Monsieur le Maire, vous m’assurez qu’il n’y a rien de particulièrement grave à relever dans le comportement de certains de vos concitoyens ?

Pierre     Je vous le répète, Madame la Préfète Spéciale, aucune plainte ne m’est parvenue, aucun citoyen Eclairé ne m’a signalé…

Préfète     Ai-je dit qu’il y avait eu des plaintes ? Je vous demande si, en tant que Premier Magistrat de cette communauté, vous n’avez à me signaler aucune entorse à la Nouvelle et Intangible Constitution, socle d’une Société Humaine Eclairée ?

Pierre     Et bien, non, Madame la Préfète !

Béné     Spéciale ! Préfète Spéciale !

Préfète    Dubreuil Bénédicte ! Vous affirmiez, Monsieur le Maire ?

Pierre     Madame la Préfète Spéciale, je ne vois pas, je suis désolé…

Préfète   Vous pouvez l’être, désolé, Dumoulin Pierre. Connaissez-vous notre Nouvelle et Intangible Constitution, dans son Chapitre II, article 3, traitant des errances morales et intellectuelles préhistoriques ? Pouvez-vous m’en rappeler les grandes lignes ?

Béné     Question à cent patates ! T’as dix secondes chrono !

Préfète     Dubreuil ! Et vous, Dumoulin, ça vient ? J’espère ne pas avoir à noter que le Premier Magistrat de cette Communauté ignore l’essence même de la Constitution de notre Société Humaine Eclairée !

Pierre     Je vous en prie, Madame la Préfète Spéciale. Bien sûr que je connais notre Constitution, mais, sauf votre respect, de là à en réciter par cœur les articles… Vous disiez, Chapitre II article 3…

Béné     Errances morales et intellectuelles préhistoriques, qu’on te dit qu’y s’appelle, c’t’article…

Préfète     Alors ?

Pierre     Et bien… euh… Dans ce chapitre, la Constitution dresse le constat que, durant des millénaires, l’espèce humaine, issue d’une branche de primates ayant accédé, peu à peu, à une dimension de conscience, n’a pu, malgré d’incontestables progrès techniques et moraux, construire une civilisation homogène et réfléchie lui ouvrant la voie d’un destin maitrisé, assumé et irréversible impliquant chacun des individus de la société. Il a fallu attendre l’année 2027 de l’ère dite chrétienne et un référendum planétaire en vue d’une gouvernance mondiale pour voir se révéler un groupe d’hommes inspirés, dit le Collège des Grands Sages, qui ont rédigé et offert à une humanité enfin universelle la Nouvelle et Intangible Constitution Socle d’une Société Humaine Eclairée, dite Constitution de l’an 01. Suit une liste d’orientations politiques et structurelles afin,  comment dirai-je, de planifier, de gérer les activités humaines avec comme perspective la réalisation d’un projet commun à toute l’humanité. Voilà, dans les grandes lignes…

Béné     Waouuuuh !!! Tu peux nous le refaire sans respirer et à l’envers ?

Préfète     Dubreuil ! Pas mal, Dumoulin Pierre, mais il ne faut pas vous arrêter au moment où ça devient intéressant. Vous évoquiez une liste d’orientations que vous qualifiiez justement de politiques et structurelles. Nous aimerions que vous nous l’exposiez, séance tenante.

Pierre     Je le… Je l’exposerais avec plaisir, Madame la Préfète Spéciale, cette liste, mais elle est très longue. Impossible de tout citer, là, comme ça…

Béné     Une vraie liste de mariage de princesse boulimique !

Pierre     Ce que je puis affirmer, Madame la Préfète Spéciale, par rapport à cette liste et à la Constitution Nouvelle et Intangible de l’an 01, c’est que la population de Châtillon sur Chalaronne et moi-même, le maire, nous conduisons en bons citoyens, qu’au quotidien chacun accomplit sa tâche consciencieusement, qu’il existe entre tous un véritable esprit de solidarité, que les enfants sont instruits et guidés selon les principes éducatifs édictés par les Grands Sages. Je dirais, si je puis me permettre…

Préfète     C’est moi qui permets ou pas. Continuez. Vous disiez ? J’attends.

Pierre     Oui ! Oui ! Je dirai donc, puisque Madame la Préfète Spéciale le permet, qu’elle en soit remerciée, j’affirmerai donc, que les habitants de Châtillon sont heureux de leur sort, que ce sont de braves et honnêtes gens et que mes équipes et moi-même sommes fiers de gérer une telle Communauté.

Béné     Voilà ! Rien à rajouter !

Préfète     Et l’article 16 de cette fameuse liste d’orientations et portant sur l’interdiction faite à tout individu ou groupe d’individus de se livrer à la pratique dégradante de toute activité qualifiée d’artistique à l’époque préhistorique encore si proche mais heureusement révolue, le respecte-t-on, cet article, au sein de l’honnête population de Châtillon sur Chalaronne ? Répondez, Dumoulin Pierre, Premier Magistrat de cette Communauté Humaine peut-être pas si éclairée que vous semblez le dire ?

Béné     Ah !  On se rapproche du cœur de cible ! Canonniers, à vos pièces !

Préfète     Silence Dubreuil !

Béné     Comme disait l’autre, « Quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver » !

Préfète     Plus un mot Dubreuil. Article 17 : « Le mot « culture » ressortit exclusivement du vocabulaire technique agricole et ne peut en aucune manière être utilisé quant aux supposées appartenances ou connaissances intellectuelles des individus humains ». N’aggravez donc pas votre cas.

Béné    Qu’est-ce que j’disais, Pierrot, è’ va défourailler la Super Shérif de la civilisation éclairée !

Pierre     Ca suffit, Béné, Madame la Préfète Spéciale m’interpelle et je vais répondre. Oui, Madame la préfète éminemment Spéciale, moi, Pierre Dumoulin, présentement Maire de la Communauté de Châtillon sur Chalaronne, France, suis fier de mettre mon énergie et mon engagement d’homme au service de ces personnes respectables que je me garderai bien de qualifier d’individus. La population châtillonnaise n’est pas composée de crapules ou de vilaines gens. Si les dirigeants de la Société Humaine Eclairée, tant au niveau local qu’au niveau universel ont des reproches à me faire ou à quiconque pour des faits graves survenus dans cette Communauté dont je suis le garant moral, alors cessons ce petit jeu de sous-entendus et de menaces à peine voilées. Madame la Préfète Spéciale, exposez vos griefs simplement, sans préjugés et dans le respect des personnes auxquelles vous vous adressez. Je m’engage à répondre honnêtement à toutes vos questions. Ainsi que madame Bénédicte Dubreuil, ici présente.

Béné     Je l’jure. Croix de bois, croix de fer, si je mens, j’vous la mets à l’envers…  

Préfète     Festival-national-de-théâtre-contemporain-amateur-de-Châtillon-sur-Chalaronne. Ca vous dit quelque chose, Monsieur le Maire ?

Béné     Tu veux que j’m’y colle Pierrot ?

Préfète      Soyez pas impatiente, Dubreuil. Votre tour viendra. Alors, Dumoulin, festival… théâtre…  J’attends !

Pierre     Cela fait partie de notre patrimoine, de notre Histoire, Madame la Préfète Spéciale…

Préfète    L’Histoire de la Société Humaine Eclairée a commencé en 2027 ancienne datation et nous sommes aujourd’hui en l’an 10 de l’ERE HISTORIQUE. Ce qui a précédé appartient aux temps préhistoriques de l’évolution humaine et bon nombre de comportements ou rites dégénérés de ces périodes obscures n’ont plus droit de cité et sont strictement prohibés dans la vie sociétale contemporaine !

Béné     La fameuse liste, Pierrot, qu’y faut pas déconner avec !

Pierre     L’évènement que vous évoquez, Madame la Préfète Spéciale…

Préfète     Cet évènement, comme vous le nommez, je ne l’évoque pas, je le désigne, je le dévoile, je le mets en évidence, je l’expose là, à la vue de tous, puant et écœurant, comme une pollution fumante canine sur l’immaculée dalle de marbre d’un palais. Est-ce cela que vous vous apprêtez à défendre, Monsieur le Maire ?

Béné     Pollution fumante canine ! La Constitution Eclairée interdit aussi de dire « merde de chien qui pue » ? J’serai pas venue pour rien ! Me v’là moins conne, tout d’un coup !

Préfète     Nous ne sommes plus au temps des cavernes, Dubreuil. Vous êtes priée de fermer votre bouche de néandertalienne dégénérée.

Pierre     Madame la Préfète Spéciale…

Béné     Néandertalienne dégénérée ! Ca va pas, non ? Ca a le droit d’insulter les gens, les Préfètes Spéciales ? Ca a le droit de comparer un Festival de théâtre de renommée internationale à une merde de chien ? Ca peut se permettre…

Préfète     Vous avouez donc, Dubreuil !

Pierre     Non ! On se calme !

Béné     Quoi, j’avoue ? Quoi, j’avoue ? Qu’est-ce qu’elle a fait de mal, la Dubreuil ?

Préfète     Elle s’est rendue coupable d’un acte criminel, la Dubreuil. Et je suis là pour l’établir et prononcer des sanctions contre la criminelle et ses complices. Tous ses complices.

Béné     Criminelle ? Et je suis sensée avoir tué qui, Madame la Juge ? Et ces fameux complices, c’est qui, que je rigole ?

Pierre     Du calme, Béné, du calme, Madame la Préfète Spéciale, s’il vous plait…

Préfète     Je ne suis pas sûr que vous allez rigoler longtemps, Madame Bénédicte Dubreuil. Il n’y a pas que les crimes de sang et d’ailleurs personne ne vous soupçonne d’avoir trucidé un de vos congénères. Enfin, pas à ma connaissance.

Béné     C’est déjà ça !

Préfète     Par contre, il existe bien d’autres crimes qui peuvent être reprochés à un individu. Peut-être moins grégaires que l’assassinat mais autrement plus graves !

Béné     Plus grave que flinguer sa belle doche ?  J’vois pas. Baiser avec un corne-bouc, peut-être…

Pierre     Vous y allez peut-être un peu fort, Madame la Préfète Spéciale…

Préfète     Je n’y vais ni fort ni pas fort, Monsieur le Premier Magistrat. Je regarde les faits au travers du prisme des articles intangibles de la Constitution. Et ceux concernant le crime d’incitation à la résurgence de pratiques intellectuelles délétères et anti-sociétales sont limpides à cet égard. Madame Bénédicte Dubreuil et ses complices ont prémédité de perpétrer une action criminelle qui consiste à faire perdurer donc ressurgir du néant préhistorique une manifestation délétère anti-sociétale dénommée « Festival National de Théâtre Contemporain Amateur de Châtillon sur Chalaronne », et ce avec votre coupable bienveillance, Monsieur le Premier Magistrat ! Vous reconnaissez les faits, ou vous niez, Dumoulin Pierre ?

Pierre     Mais, Madame la Préfète Spéciale, comme je commençais à vous l’expliquer, il s’agit dans notre ville d’une Institution honorable datant d’un demi-siècle déjà, dont nous sommes fiers… C’est insensé…

Préfète     Vous insinuez que les prescriptions constitutionnelles sont insensées, Monsieur le Premier Magistrat ?

Béné     Elles sont pas insensées, elles sont débiles, ça vous va ?

Pierre     Béné, laisse-moi faire…

Préfète     Laissez-le faire, Dubreuil, je veux voir Monsieur le Premier Magistrat s’enfoncer. Vous disiez, Dumoulin ?

Pierre     A Châtillon sur Chalaronne, les personnes respectent honnêtement les prescriptions de la Nouvelle Constitution et comprennent que celle-ci nous aide à construire une société apaisée, faite de solidarité dans les objectifs communs…

Béné     Et blablabli et blablabla…

Préfète     Dubreuil !

Pierre     Béné ! Oui, nous avons compris cela et chacun œuvre à sa place…

Préfète     L’article 16, Monsieur le Premier Magistrat, l’article 16 ! Cessez de rabâcher avec votre population d’individus honnêtes et dévoués et patati et patatère. L’article 16, vous vous asseyez dessus, oui ou non ? Et si oui, est-ce un crime anticonstitutionnel ?  Oui ou non ?

Pierre     Mais, Madame la Préfète Spéciale, la Constitution édictée par les Grands Sages ne peut vouloir traiter en criminels des personnes qui savent par leur art et de toute la force de leur passion enrichir et élever la conscience humaine…

Préfète     Non seulement elle le veut, mais elle l’exige ! Et ce n’est pas une découverte pour vous, je pense. Il y a maintenant dix ans que les Grands Sages l’ont rédigée et offerte au monde. Dix ans qu’elle est la seule loi Universelle et Intangible. Et que les actes dont vous êtes accusés sont clairement réprouvés et prohibés par elle. Dix ans que les autorités chargées de faire respecter ces lois lancent des avertissements et préviennent les contrevenants qu’après une généreuse période de pédagogie et de mise à niveau, la foudre allait frapper dur et sans faiblesse les irréductibles pratiquants des mœurs ancestrales dégénérées. Le temps est venu de la foudre !

Béné     Pourquoi elle interdit pas au soleil de se coucher tous les soirs, votre Constitution ? Parce que ça, il le faisait déjà depuis bien avant l’an 01, c’est un brin préhistorique, comme habitude, non ?

Préfète     Sans le vouloir, vous n’avez pas dit une ânerie, Dubreuil. Car la Constitution Intangible et Eclairante est notre nouveau soleil qui éclaire en permanence les coins sombres de la société des individus humains. Enfin ! Grâce à lui, finis l’obscurantisme, les errances funestes, les rites imbéciles et pollueurs de l’esprit. A cette lumière, finis les singeries, les abandons moraux et le gaspillage des potentiels humains. Grâce à elle, la voie est clairement tracée, l’humanité sait où elle va et chacun y participe selon le plan établi par ceux qui savent.

Béné     Une vraie fourmilière, quoi, tous à la queue leu leu à transporter nos petites brindilles…

Pierre     Justement non, Béné, la Constitution Eclairée ne prend pas l’humanité pour une fourmilière. Car, si je ne me trompe, Madame la Préfète Spéciale Déléguée aux Crimes de Résurgence Préhistorique, elle exige aussi, la Constitution, que tout soit mis en œuvre pour que chaque humain, de quelque origine et de quelque sexe qu’il soit, se voit offertes toutes les possibilités d’enrichir ses connaissances en tous domaines, que chaque personne puisse développer à son maximum ses capacités intellectuelles. J’invente où c’est écrit, Madame la Préfète Spéciale ?

Béné     L’invente-t-y ou l’invente-t-y pas ? That is the question !

Préfète     Bien sûr, c’est écrit, Monsieur le Premier Magistrat. Mais il vous faut être honnête, comme vous vous plaisez à le répéter, et aller au bout de l’argumentaire. Oui, chaque cerveau humain doit être développé au maximum de ses capacités, oui chaque individu est appelé à s’instruire, à se former et à accumuler le plus de connaissances possible, mais ne confondez pas, il ne s’agit pas de permettre à chaque individu de se prendre pour un petit génie suffisant ou un petit soleil qui brille en société. Il s’agit, et cela figure en toutes lettres dans l’énoncée des principes, et vous omettez de le mentionner, de mettre chacun dans les conditions optimum pour accomplir parfaitement la tâche qui lui est assignée, quelle qu’elle soit. Dans le Grand Projet, chacun se voit assigner un rôle et doit être en mesure de le tenir pour que règne l’harmonie dans une société humaine en marche vers son vrai destin. Et chacun doit s’en tenir à son rôle. Uniquement. D’où l’article 16 qui criminalise toute activité d’une évidente vacuité sociétale, dont la poésie, les arts en général, le théâtre bien entendu, et toute forme d’expression inepte des temps préhistoriques. C’est clair, non ?

Béné     Si c’est pas de la fourmilière, ça, Pierrot, j’sais pas c’qui te faut !

Pierre     O.K., c’est bon, Madame la Préfète Spéciale, cartes sur tables !

Préfète     Puisque vous semblez enfin décidé à passer aux aveux, Dumoulin Pierre, je vous informe que cet entretien est enregistré et que votre sort dépendra en grande partie des paroles que vous allez prononcer.

Béné     les grandes oreilles, c’est pas des méthodes préhistoriques, ça ?

Pierre     Je parle librement car je n’ai pas à rougir de ce dont je vais témoigner. Comme j’ai commencé à l’expliquer avant d’être interrompu, il y a un demi-siècle de cela, ce que j’appelle une Institution culturelle a vu le jour dans notre cité au passé déjà si riche, à l’initiative d’amoureux de l’art du théâtre et du spectacle vivant. Poursuivant la voie ouverte depuis plus de vingt ans, avec quelle passion et quel talent, par Colette et Gérard Maré dans notre commune, l’équipe d’animation du Centre Culturel de la Dombes a repris l’idée d’un Festival de Théâtre à Châtillon et la première édition a eu lieu en 1987. Et, au cours des années, cet évènement, promu Festival National par la FNCTA, a pris une envergure extraordinaire, en grande partie grâce au travail et à l’investissement du Comité d’Organisation, de ses bénévoles et au soutien indéfectible de notre Communauté.

Préfète     Bravo, très bien, mais je rappelle encore une fois que cela se passait avant…

Pierre     Avant la révélation lumineuse de la Nouvelle Constitution, on va finir par le savoir et nous avons bien compris que cela nous ramène, comme vous nous le répétez jusqu’à la nausée, à une période que vous qualifiez d’obscure et de préhistorique.

Préfète    C’est la Constitution Eclairée et Intangible qui édicte cela…

Pierre     Et vous êtes ici l’incarnation de ce marbre sacré. Certes. Cependant, Madame la Préfète Spéciale, pour relativiser les faits et les replacer dans un contexte vivant et non froidement théorique, je tiens à souligner qu’il est aujourd’hui encore des personnes vivant à ou fréquentant Châtillon qui ont participé à la genèse de cette formidable aventure et je me couvrirais de honte à considérer ces personnes comme d’obscurs Néandertaliens, comme vous le faites avec tant de mépris.

Préfète   C’est pourtant un fait historique qu’il y a un avant et un après an 01 de la Nouvelle Société Eclairée.

Béné  A l’âge qu’elle a, Madame la Préfète Spéciale a donc dû passer une grande partie de sa vie avec les chauves-souris et les araignées velues. FFRRR !

Préfète     Il y a ceux qui s’ouvrent à la lumière nouvelle et pour ceux-là, tout s’efface et s’oublie des noirs abîmes d’avant. C’est la leçon des Sages. Quant aux autres…

Pierre     Si vous saviez ce que nous avons vécu de lumière, justement, pendant tant d’années, avec tous ces gens du théâtre qui nous disaient le monde, chacun à sa façon. Et comme ils nous faisaient voyager jusqu’au fond de notre cœur et de nos rêves…

Béné     Quand tu parles comme ça de voyages et de rêves, Monsieur le Maire, j’en ai des frissons partout ! Depuis toute jeunette j’ai fait le Festival. Tu parles, avec mes vieux ! C’était sacré le Festival ! Cui-là encore plus que les autres où on allait. « A l’Ascension, c’est Châtillon ! » J’entends encore mon père dire ça…

Préfète    Vous vous rendez compte dans quelle fange vous vous vautrez ?

Pierre     Dans la vie, on se vautre, Madame la Préfète Spéciale, dans des vagues de souvenirs que rien n’effacera jamais ! Moi, moi, je suis un homme n’est-ce pas, qui en a vu de rudes dans sa vie. Et bien croyez-moi si vous voulez, cent fois je suis ressorti d’un spectacle avec la larme à l’œil, le cœur en fusion. A cause des mots qui étaient dits, à cause du talent des actrices et des acteurs, à cause de silences lourds comme des pierres ou tranchants comme des verdicts de glace…

Béné     Au début, j’étais jeune, je comprenais pas tout ce qui se passait, mais des fois j’avais l’impression que l’enfer en personne allait s’ouvrir sous les pieds des personnages, je me rappelle, un jour, j’ai crié et maman a mis sa main sur ma bouche ! Des fois, y’a des amoureux qui s’embrassaient sur scène, ma cousine et moi on devenait toute rouges et on se donnait des coups de coude en rigolant sans faire de bruit…

Préfète    Des enfants, dans des endroits pareils !

Pierre     Comme j’aimerais tout me rappeler ! Mais il reste des perles. Ces salles pleines à craquer, des gens assis dans les escaliers, et les applaudissements qui duraient, qui duraient, des rappels à n’en plus finir !

Béné     N’empêche, on a vu des spectacles terribles. Je me souviens ce pauvre jeune homme qui ne sait plus qui il est parce que sa sœur le fait jouer depuis tout petit à « Je-Tu ». Je à la place de tu et tu à la place de je. Perdu sa personnalité, perdu dans le labyrinthe de son cerveau au miroir brisé. J’ai pleuré, j’ai pleuré…

Préfète    Dégradant. Alors que les individus sont faits pour être construits. Pour remplir bien leur fonction dans la grande machinerie de la société !

Pierre     Encore ces fameux individus ! En ce temps-là au moins, personne ne traitait les autres d’individus. Oh, je vous rassure, il y avait bien des tensions, des coups de gueule, mais on respectait les autres, tous les autres, et il y avait de la fraternité, du respect et de la fraternité !

Béné     On était heureux d’être là, dans ce beau village, dans ces belles salles, à voir ces beaux spectacles, à feuilleter ces milliers de livres de la Librairie attirante comme un  magasin de bonbons ! HEUREUX. Voilà ce qu’on était !

Pierre     C’est le mot exact, Béné. Tous on était heureux d’être là, de se retrouver année après année…

Béné     Et quand un ou une n’était pas là, vite, on prenait des nouvelles. J’ai pas vu Paul y va venir ? Et Marie, elle va bien au moins…

Pierre     Et les tablées des repas, les groupes qui se reforment, les nouveaux à qui on fait une petite place et qui deviennent de vieux amis à leur tour…

Béné     Et les troupes avec qui on est si heureux de partager le petit dej’ avant qu’elles repartent pour d’autres rendez-vous…

Pierre     Ces rencontres aussi, ça fait partie des « voyages » inoubliables !

Préfète     Mais au bout du compte, rien de tangible, de construit, chacun prend son plaisir de son côté, ça tourne en rond, vous vous rendez compte que vous avez passé des années à brasser du vent, sans but précis, sans faire avancer l’humanité d’un pouce dans son accomplissement, toute la vacuité d’un monde frivole. Vous avez empêché le progrès de l’humanité, vous l’avez ancrée dans le néant, dans la futilité de l’émotionnel et de la rêvasserie inutile. Comment peut-on être fier d’avoir laissé dériver sa précieuse embarcation aux folles embardées de vents hasardeux ?

Béné     Monsieur Jourdain, c’est elle ! E’ fait de la poésie sans le savoir !

Préfète    De la poésie, moi ? Dubreuil, retirez cette insulte immédiatement ! Je suis une haute fonctionnaire, entièrement dévouée à la Société Humaine Eclairée et à ses infaillibles dirigeants. Pas un scribouillard névrosé, un introspecteur de nombril exémateux, pas un monteur de mayonnaise psychodramatique pour pucelles fantasques, pas un portraitiste halluciné d’aventuriers malfaisants ou de garces hystériques, je ne remplis pas les cerveaux innocents de mes contemporains de contes ineptes et de fadaises existentielles comme d’autres vidangent leurs eaux sales dans le cloaque écœurant d’une fosse septique. Je suis une humaine digne et responsable, moi, pas un… pas un…

Béné     Comme je vous plains ! Alors, pour vous, c’est ça, un poète, un écrivain, un dramaturge, un diseur d’histoires ? C’est terrible de voir les choses comme ça, avec ce regard qui salit tout…

Préfète    C’en est assez, Dubreuil, Silence !

Pierre     Quand on a connu ici même, comme nous, tant d’auteurs, hommes et femmes, avec de telles qualités humaines, qui regardent le monde avec tant d’amour et de compassion, avec cette faculté énorme de s’émouvoir ou de se révolter, comment supporter d’entendre de tels propos infamants, injustes, ridicules ! C’est eux, c’est nous, qui sommes insultés, méprisés. Ca suffit, maintenant, Madame la Préfète Spéciale, vous, vos sbires et votre Constitution totalitaire. Oui, c’est clair, c’est lumineux, le monde est entre les mains de… de pirates…

Préfète    Dumoulin !

Pierre     … de pirates qui n’aiment pas le monde des hommes. Je vous le déclare tout net, je me dresse contre ce Pouvoir et sa vision révoltante de l’essence de notre humanité.

Préfète    Du-mou-lin !

Pierre     Voilà ! Il vous faut un coupable ? Le crime a été commis de vouloir faire vivre encore et malgré vous notre cher Festival et ce pour la cinquantième fois ? Et bien je l’avoue, je le revendique, je suis celui qui, dans cette ville, a pris la décision de continuer l’aventure au grand jour. Personne d’autre. Vous m’entendez, personne d’autre !

Béné     L’écoutez pas, c’est que des conneries. Il a fait qu’accepter. La vraie coupable, celle qu’a tout gambergé, tout mis en place, tout programmé, c’est moi, l’organisatrice en chef ! Le procès, la prison, c’est pour ma pomme ! Le Pierrot, je l’ai forcé, il a pas pu me résister ! Laissez-le tranquille, lui et tous les autres de la mairie. Vous voyez pas que c’est des braves gens, non ?

Préfète    Ca suffit, vous deux. J’ai tous les éléments. L’affaire est entendue. La Communauté Humaine Eclairée de Châtillon sur Chalaronne a besoin d’une bonne purge. Je l’ordonne donc. Vous êtes tous démis de vos mandats, de vos fonctions, de vos prérogatives. Vous serez mis à l’isolement en attendant l’ordonnance de déchéance de vos droits civiques et la relégation. Quant à vos amis festivaliers fidèles, locaux ou étrangers, troupes programmées, auteurs invités, élus locaux complices ou bienveillants, tout ce beau monde est d’ors et déjà mis hors d’état de nuire. Décision prise par la Préfète Spéciale Déléguée aux Crimes de Résurgence Préhistorique, conformément aux prescriptions de la Nouvelle Constitution Intangible, le 03 avril an 10. Dumoulin, Dubreuil, il n’y aura pas de cinquantième édition de votre pitrerie lamentable. Jamais. C’est fini, la préhistoire, à Châtillon sur Chalaronne. Ne bougez pas d’ici, on vient vous ramasser.

(La Préfète quitte la pièce)

Pierre     T’aurais pas dû, Bénédicte. Il aurait mieux valu pour tous que je…

Béné     Les jeux étaient faits d’avance, mon Pierrot. De la mise en scène pour impressionner le bon peuple. La nuit est tombée sur nous pour un bon bout de temps. Sur tout le monde et pour longtemps. (Elle s’approche du public et s’adresse à lui.) Mais, vous avez vu des nuits, vous, qui se diluent pas au petit matin d’un bon soleil tiède, même les plus noires, les plus hantées, les plus effrayantes ?

Quand les enfants ont peur la nuit et appellent leur maman en pleurant, la seule chose à faire pour les consoler, c’est de leur chanter des comptines, leur raconter une histoire. La nuit va être plus longue qu’à l’accoutumée, couleur d’encre poisseuse. La seule douceur jaillira, dans le secret de leur petite chambre, de vos mots colorés, de vos rires étouffés, de ces jeux de rêves éveillés et d’êtres imaginaires, ces plaisantes rencontres de géants maladroits et de marionnettes farceuses, de fleurs magiques et de lutins féériques. A la délicate fluorescence d’une luciole tout droit apparue du néant, vous sortirez votre boite de poudre et vos bâtons de couleurs, et vos petits, grimés en Princesse, en Peter Pan ou en Chat Botté, finiront par s’endormir dans vos bras, partis pour de ces aventures qui vous emmènent si loin, si loin…

Et quand enfin le soleil refleurira, dans longtemps, mais un jour, ça, c’est sûr, un jour, ils seront prêts, vos petits qui auront un peu grandi, à tout réinventer, à se nourrir de l’existence à pleines ventrées et à la dire en vociférant et en gesticulant sur des estrades, au clair de lune. Ils joueront à leur tour toutes les farces de la vie, même celle de ces « petits géants » qui voulaient transformer la terre des hommes en fourmilière. Et tout le monde rira, rira, rira…


Denis Marulaz

Août 2015 (an -12 avant l’Ere Humaine Eclairée…)

Auteur adhérent à la S.A.C.D.


Contact:  dmarulaz@wanadoo.fr




Le salut de fin de spectacle. Espace Culturel Châtillon à l'invitation du Musée pour les Journées du Patrimoine septembre 2016.

       

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